Hegel conçoit l’histoire comme la marche de l’Esprit à travers les siècles, qui dans son évolution passe d’un peuple à un autre, et dans son quatrième stade c’est pour lui celui des peuples germaniques (à l’époque de Charlemagne). Au niveau du sens commun ou celui du point de vue géographique le monde musulman appartient, bien sûr, au monde oriental. Mais pour Hegel, dans les yeux duquel l’histoire du genre humain en tant qu’histoire commence en Orient (qu’on lui pardonne qu’il ne savait encore rien des découvertes faites au XXe siècle et ne les avait pas prévues, qui montrent qu’elle a en fait commencé en Afrique, qu’on lui pardonne donc qu’il n’était pas un prophète et refusait de vouloir l’être), l’Orient, c’est-à-dire l’Asie est le continent du despotisme. Dans ce sens Hegel disait par rapport au monde oriental et le monde grec et romain, les dernières ayant été des sociétés basées sur l’esclavage, qu’ils ne connaissaient pas encore la vraie liberté, précisément parce qu’un seul ou quelques uns seulement étaient libres. Or dans la vue de Hegel, dont le but de ses Leçons est de démontrer que Dieu est juste et que l’histoire est le progrès dans la conscience de la liberté, l’Islam (pour lequel par une erreur commise par beaucoup d’européens de son époque il emploie le terme mohammedanisme à l’instar du terme christianisme) représente un stade très avancé dans l’histoire, même s’il ne voit pas en lui le stade dernier. Comme il est loin de vouloir assimiler l’Islam au despotisme oriental, Hegel est donc contraint à l’intégrer malgré toute apparence au monde germanique tel qu’il le conçoit, à savoir comme une entité historique et spirituelle et non pas comme une entité géographique ou raciale. Voyons donc ce qu’il en dit dans ses Leçons sur la philosophie de l’histoire (l’époque dont il parle est celle du moyen âge. Les chiffres entre parenthèses se réfèrent à l’édition allemande des œuvres de Hegel en 20 volumes, dont celui des Leçons est le volume 12):

[12/427-8] “Alors que […] l’occident commence à s’installer familièrement dans la contingence, l’enchevêtrement et la particularité, il fallait que la direction contraire apparaisse dans le monde pour l’intégration du tout, et ceci se produisait dans la révolution de l’orient, qui écrasa toute particularité et toute dépendance et éclaircit et purifia les esprits complètement, en faisant de l’Unique abstrait l’Objet absolu ainsi que de la conscience subjective pure, de la connaissance de cet Unique la seule destination de la réalité, de l’incommensurabilité la relation de l’existence.” […] [12/428-9] “Mais l’islam n’est pas cette immersion contemplative des indiens ou des moines dans l’absolu, la subjectivité est ici au contraire vivante et infinie, une activité qui, en sortant dans le monde profane nie celui-ci et ne devient effective et médiatrice que dans l’affirmation qu’il faut exclusivement vénérer l’Unique. L’objet de l’islam est purement intellectuel, il ne tolère ni image ni représentation d’Allah: Mohammed est prophète, mais un être humain et en tant que tel n’est pas exempt des faiblesses humaines. Les principes de l’islam contiennent ceci, que dans la réalité rien ne peut devenir fixe, mais que tout part dans l’espace infini de l’univers de manière active et vivante, et c’est ainsi que la vénération de l’Unique reste le seul lien qui doit donner cohérence au tout. Dans cet espace, dans cette puissance disparaissent toutes les bornes, toute différence nationale et de caste; aucune tribu, aucun droit politique de la naissance ou de la propriété n’ont une valeur sauf l’homme en tant que croyant. Vénérer l’Unique, croire en lui, jeûner, se défaire de la sensation corporelle de sa particularité, donner des aumônes, c’est-à-dire se sevrer de la propriété particulière: voilà les commandements simples: le plus grand mérite pourtant est de mourir pour la foi, et celui qui meurt pour elle en bataille, est sûr d’entrer au paradis.” […] [12/431] “Jamais l’enthousiasme n’a accompli des exploits plus grands. Des individus peuvent se passionner pour le sublime dans des formes multiples; même la passion d’un peuple pour son indépendance a encore un but précis; mais l’enthousiasme abstrait qui par conséquence embrasse tout, n’est arrêté par rien, ne se limite en rien et n’a besoin de rien est celle de l’orient musulman.” […] [12/433] “Pourtant l’orient lui-même, après que l’enthousiasme se soit dissipé peu à peu, est tombé dans la plus grande débauche, les passions les plus laides commençaient à dominer, et comme dans la première forme même de la doctrine musulmane la jouissance sensuelle se trouve déjà en tant que promesse d’une récompense au paradis, celle-ci remplaçait le fanatisme. Repoussé présentement à l’Asie et l’Afrique, et toléré dans un coin de l’Europe uniquement grâce à la jalousie des pouvoirs chrétiens, l’islam a disparu depuis longtemps du sol de l’histoire universelle et est rentré dans l’aisance et la tranquillité orientales.”

Mais comment Hegel établit-il la liaison entre le monde musulman et le monde germanique? Eh bien, il s’appuie en le faisant sur des événements historiques réels, à savoir les croisades. Hegel n’a pas passé sous silence le caractère cruel et barbare de ces entreprises, loin de là:

[12/469-70] “Les croisades ont commencé immédiatement en occident même, des milliers de juifs ont été massacrés et pillés, - et après ce début horrible le peuple chrétien se mit en route. Le moine Pierre l’ermite d’Amiens marchait en tête avec une effroyable foule de racaille. La file traversait la Hongrie dans le plus grand désordre, partout on volait et on pillait, et la foule elle même fut réduite de plus en plus, et très peu atteignaient Constantinople. Car il n’était pas question des principes de raison; la foule croyait que Dieu les guidait et les gardait. […] Finalement des armées qui avaient été disciplinées par de grands efforts et sous des pertes énormes ont atteint leur but: elles se voient en possession de tous les lieux saints, de Béthlehème, Guethsémané, Golgotha, et même du sépulcre sacré. Dans toute cette affaire, dans toutes les actions des chrétiens se manifestait ce contraste épouvantable qui partout était présent, en ce que l’armée chrétienne passait des débauches et brutalités les plus abjectes à la contrition et à la soumission la plus profonde. Dégouttant encore du sang des habitants de Jérusalem qu’ils avaient massacrés, les chrétiens se prosternaient devant la tombe du sauveur et s’adressaient à lui avec des prières ferventes.”

Mais après avoir pris note des actes d’atrocité commis par les hommes des croisades contre les arabes de Palestine, Hegel constate qu’en cours de ces guerres les chrétiens ont subi l’influence de la civilisation árabe, qui à cette époque était supérieure à la leur, et ont peu à peu assimilé leur mœurs et leurs connaissances. Ceci est aussi arrivé en Espagne, où les affrontements entre musulmans et chrétiens étaient chose courante pendant des siècles:

“Les espagnols, en alliance avec les chevaliers francs, entreprenaient souvent des campagnes contre les sarrasins, et c’est dans cette rencontre des chrétiens avec la chevalerie de l’orient et sa liberté et son indépendance complète de l’âme que les chrétiens ont fini par adapter cette liberté eux aussi.”

Et voilà le résultat des croisades en occident :

[12/433] “Dans la lutte avec les sarrasins la bravoure européenne s’est sublimée au degré d’une chevalerie belle et noble; les sciences et les connaissances, en particulier celles de la philosophie, sont venues des Arabes à l’occident; une poésie noble et une imagination libre ont été allumées auprès des peuples germaniques, et c’est ainsi que Goethe pour sa part s’est tourné vers l’orient et a fourni dans son Divan un collier de perles, qui de par son intimité et son imagination bienheureuse dépasse tout. -”

On ne saurait pas souligner assez le mérite de Hegel d’avoir, suivant l’exemple de Goethe, reconnu l’influence profonde que le monde islamique a pendant des siècles exercé sur l’Europe et la part énorme qui en conséquence lui est due dans le développement de la culture occidentale. Ce respect qu’il a porté à l’Islam est en contraste total avec l’esprit de chauvinisme pangermanique dont on accuse si souvent Hegel, mais qui en vérité n’a pris son essor que quarante ans après la mort du philosophe, à savoir avec la fondation du deuxième empire allemand par Bismarck. C’est à partir de cette époque-là seulement que l’idée a été inculquée aux allemands que les acquisitions de la civilisation grecque et romaine ont été transmises directement par les institutions de l’église chrétienne au monde européen moderne et aux allemands en particulier, en esquivant le fait que les arabes et le monde islamique y aient joué un rôle majeur et que ce qu’on appelle en Europe la ‘renaissance’ était un mouvement indépendant et parfois même opposé à l’église. Dans un livre allemand standard sur l’histoire des mathématiques par exemple, par un auteur nommé Oscar Becker, on peut trouver à la fin du chapitre sur les mathématiques grecques la constatation suivante: “Les grecs ne connaissaient pas encore le zéro.” Mais après ce chapitre, comme les romains n’avaient en rien contribué au développement des mathématiques, l’auteur passe directement à Descartes, c’est-à-dire qu’il passe sous silence plus de seize siècles du développement des sciences! La question qui se pose alors, puisque ce n’est pas Descartes qui l’a inventé: d’où nous est donc parvenu ce zéro mystérieux (‘sifr’ en árabe, de quoi les européens ont dérivé le mot zéfiro>zéro et le mot chiffre), d’où l’algèbre, d’où le logarithme, d’où la géométrie des sphères? L’affirmation que le plus grand poète allemand, Goethe, a été profondé¬ment influencé par l’Islam provoque de nos jours chez la plupart des allemands un étonnement comme si l’on parlait de l’influence qu’a exercé sur lui la lune où la planète mars, car un allemand moyen d’aujourd’hui conçoit l’Islam comme un monde qui se trouve totalement au delà de son horizon.

Voyons par comparaison ce que l’auteur du Candide a pensé de l’Islam. Voltaire dans une lettre du décembre 1740, avec laquelle il lui a envoyé sa tragédie Le fanatisme ou Mahomet le Prophète à Frédéric II, roi de Prusse:

“Mais qu’un marchand de chameaux déclenche une émeute dans son trou, qu’il veuille faire croire à ses concitoyens qu’il s’entretient avec l’archange Gabriel, qu’il se rengorge d’avoir été soulevé au ciel et d’y avoir reçu une partie de ce livre indigeste […], cela est certainement quelque chose que personne ne peut excuser […], si ce n’est que la superstition a étouffé en lui toute lumière naturelle.”